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Dépasser le handicap : Malvoyants et Photographes

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La photographie est souvent perçue comme l’art de l’œil, une discipline indissociable du regard. Pourtant, depuis plusieurs décennies, des photographes malvoyants ou aveugles bousculent cette évidence. En s’emparant de l’appareil photo comme d’un prolongement de leur perception sensorielle, ils révèlent une autre manière de voir. Une vision mentale, tactile, sonore, voire émotionnelle. Leur pratique ne se limite pas à une performance ou à une prouesse technique : elle propose une véritable réinvention de la photographie, qui interroge nos codes esthétiques et notre conception de la perception visuelle. Cette démarche artistique, souvent méconnue, croise l’inclusion, la culture visuelle et la réflexion sur le handicap.

Malvoyants et Photographes : photographie intuitive, sensorielle et mémorielle

 

Comment photographier sans voir ? La question paraît provocante, et pourtant, elle se transforme en moteur créatif pour de nombreux artistes déficients visuels. À l’instar de certains peintres, ces photographes s’appuient sur d’autres sens que la vue pour concevoir leurs images : l’ouïe pour localiser un son, le toucher pour ressentir une texture, ou la mémoire visuelle pour reconstruire une scène. Certains, comme Pete Eckert, devenu aveugle à l’âge adulte, utilisent la technique du light painting : à l’aide de longues expositions, il « dessine » littéralement dans l’espace en guidant sa lumière à l’instinct. Ses œuvres, éthérées et mystérieuses, captent une autre dimension du réel, celle de l’imaginaire.

D’autres, comme le franco-slovène Evgen Bavčar, aveugle depuis l’enfance, prévisualisent leurs compositions mentalement avant de demander à un assistant de cadrer selon leurs instructions. Bavčar, philosophe de formation, voit dans la photographie une métaphore de la mémoire, et dans l’acte de création une manière de résister à l’invisibilisation du handicap. Leur pratique repose donc sur une spatialisation de l’image, où chaque clic résulte d’un calcul mental, d’une écoute attentive ou d’un contact avec l’environnement. Ces photographes prouvent qu’il est possible de produire une œuvre riche, cohérente et touchante, sans dépendre du sens de la vue — en rappelant que « voir » n’est pas qu’un acte rétinien, mais aussi intellectuel et émotionnel.

gros plan sur un objectif photographique, en pleine ville

Une démarche artistique, politique et inclusive

 

Au-delà de la performance, ces photographes développent une véritable démarche artistique. Leur travail interroge non seulement la place du handicap dans le monde de l’art, mais aussi les normes mêmes de la représentation. Leur regard, au sens symbolique, est souvent plus libre des conventions esthétiques. Les images qui en résultent sont parfois brutes, parfois poétiques, mais toujours singulières. Elles donnent à voir un monde autrement, et nous invitent à sortir de notre cadre habituel de perception.

Pour certains, la photographie devient aussi une forme de revendication sociale. Sonia Soberats, photographe aveugle vénézuélienne, membre du collectif Seeing With Photography, réalise des portraits mis en scène en studio. Elle y explore des thématiques telles que la mémoire, l’identité, la perte. Le collectif, basé à New York, accueille des photographes aveugles ou malvoyants, et prône une approche collaborative et inclusive. Leur démarche montre que l’accès à l’expression artistique est un droit, indépendamment des capacités physiques.

D’autres, comme Bruce Hall, atteint de cécité partielle, documentent leur quotidien. Dans son cas, c’est son rôle de père d’enfants autistes qui devient sujet de création. Ses clichés, d’une sensibilité bouleversante, dépassent la simple description du réel pour devenir vecteurs d’émotions.

Ces artistes nous rappellent que la photographie n’est pas qu’une affaire de technique ou de netteté. Elle est surtout une affaire d’intention, de sens et de ressenti. Et à ce titre, la contribution des photographes malvoyants n’est pas seulement légitime : elle est précieuse, car elle enrichit notre conception de l’image.

À rebours des idées reçues, les photographes malvoyants ne cherchent pas à imiter la vision des voyants, mais à proposer un autre langage visuel. Leur pratique artistique réconcilie perception, imaginaire et inclusion, tout en bousculant les frontières du visible. Ces artistes créent parce qu’ils voient autrement — et cette différence de perception devient une force créative. En changeant notre regard sur leur travail, c’est notre propre rapport à l’image, au handicap et à la création que nous sommes invités à repenser.